Chapitre 1

C’est la fin du monde.

Une pluie diluvienne vient d’envahir la gare Saint-Charles et commence à déferler vers le boulevard National. Le décor est apocalyptique. Le ciel est gris. L’atmosphère de la même couleur. La gare est déserte. Le silence est total. Les taxis pris d’assaut ont tous disparu. Plus aucune voiture ne circule. Il en est de même pour les bus ou le tramway qui viennent de s’immobiliser en plein milieu des Réformés. Quant aux trains, abandonnés à leur sort, ils semblent visiblement dépassés par les évènements. Les quelques voyageurs, laissés sur le carreau, slaloment, tant bien que mal, entre les flaques d’eau à la recherche d’un abri de fortune. C’est le sauve qui-peut, la grande fuite, la débandade. Les pompiers, submergés d’appels, sont débordés par la situation et les demandes d’interventions ne cessent d’augmenter. C’est de la folie. Pour l’instant, aucun blessé grave n’est à déplorer mais jusqu’à quand ? De la gare au boulevard Longchamp, tout le quartier semble abandonné et désemparé face à cet épouvantable naufrage. De ce lieu si animé d’ordinaire, il ne reste plus qu’un espace dépeuplé et étonnamment silencieux. C’est le chaos, le carnage, l’apocalypse. Il est inutile de résister davantage à l’évidence. La fin du monde approche. Il y aurait de quoi en perdre la raison.

Pourtant la journée avait bien commencé et absolument rien ne présageait d’un tel désordre. Mais très vite le ciel est devenu sombre, le vent s’est levé et les premières gouttes sont tombées au-dessus des toits. Le ciel était si noir qu’il donnait l’impression d’être en pleine nuit. Les nuages se sont mis brusquement à défiler à toute allure. En quelque seconde, éclairs, tonnerre et grêle se sont abattus sur le quartier avec un grand fracas. L’eau a commencé à ruisseler gonflant à vue d’œil. Une soudaine et brutale rafale fait s’envoler cartons humides, sacs-poubelles, papiers et objets divers qui colonisent impunément rues et trottoirs du quartier depuis bien trop longtemps. Des voiles d’eau se sont carrément dessinées sur le vent comme si l’on était en pleine mer, confronté à une tempête d’une extrême violence. A ce rythme, il va bientôt falloir prendre le bateau pour aller de la gare Saint-Charles à la Canebière. C’est le monde à l’envers.

Le boulevard du jardin zoologique, l’avenue Camille Flammarion et le boulevard Philippon ne sont pas épargnés par ce déluge. Tout le quartier subit également de plein fouet un changement de décor étonnant. La rue Espérandieu vient de se métamorphoser en réservoir et l’entrée principale du palais Longchamp en lac. Vision étrange ou juste retour des choses pour un édifice construit en l’honneur de l’arrivée de l’eau de la Durance à Marseille. Progressivement, toutes les rues du quartier s’effacent, les unes après les autres, sous les trombes d’eau qui s’écoulent en large rigole. C’est certain, tous ces signes sont loin d’être anodins. Le jour du jugement dernier ne saurait tarder. Alors est-ce vraiment la fin du monde ? En tout cas, il a un point qui ne fait aucun doute. C’est qu’avec un temps pareil, toute la ville va être embouteillée car à Marseille quand il pleut tout s’arrête.

Puis soudain, plus une goutte. Rien. Tous les nuages ont disparu. Le vent s’est adouci et l’intensité de la pluie a baissé. Les éclairs sont devenus distants et le ciel a retrouvé son éclat et sa puissance. Le soleil est plus brillant que jamais. Tellement brillant, par moment, qu’il contraint à porter de nouveau des lunettes fumées. Il faut dire qu’ici, à Marseille, le temps tourne si vite que parfois l’on a l’impression de vivre les quatre saisons en même temps. La pluie torrentielle, la brutalité du mistral, la colère de la mer s’accommodent apparemment parfaitement de l’ardeur implacable du soleil et de son ciel immensément bleu. Un bleu de bon augure. Un bleu qui annonce l’arrivée du bateau au port. Un bleu qui invite à engloutir à tout jamais au plus profond de notre mémoire ce soidisant déluge. Et ce n’est pas tout. L’odeur de la pluie a changé. Ce n’est plus la même. Cette odeur sur la ville, cette flagrance inconnue, tel un parfum pénétrant, enivre et redonne l’espoir de lendemains meilleurs à toutes ces tragédies minuscules et bien ordinaires. Cette fois-ci encore, la catastrophe annoncée n’aura pas lieu. A la roulette du destin, rien ne va plus pour la pluie, une lueur d’espoir commence à renaître de ses cendres. Le soleil pétille à nouveau, Marseille retrouve ses couleurs, la gare ses passagers et son brouhaha habituel, les trains vont pouvoir repartir et le quartier reprendre vie comme s’il ne s’était rien passé. Et le beau temps adresse des grimaces entendues comme s’il voulait déchirer définitivement la tristesse du monde.

Ce qui semble apparemment réjouir Félix. Tranquillement perché sur un muret au coin de la rue Consolât et boulevard Longchamps, Félix surveille son territoire avec une constance infinie. De la vie du quartier, rien ne lui échappe. Tout est sous contrôle. Il est donc inutile d’essayer de se cacher dans n’importe quel recoin pour éviter sa surveillance. Félix observe de toutes part, par tous les temps et à n’importe quelle heure de la journée. Avec discrétion et finesse, Félix se délecte à la vue de tous ces passants qui vont et viennent dialoguant désespérément avec leur portable. Les jours, les heures, les minutes s’écoulent. Rien ne change et pourquoi cela
changerait-il d’ailleurs ? Tous ces gens qui déambulent sur le trottoir semblent avoir un bandeau sur les yeux comme si leur vie ne les concernait plus. C’est le brouillard dans leur tête, la pénombre dans leur cœur car leurs jours se révèlent encore plus sombres que leurs nuits. Alors par la force de l’habitude, ils se lèvent chaque matin, affrontent la journée et se couchent le soir sans voir cette vie qui les poussent chaque jour davantage dans la platitude et l’ennui. Alors, tels des automates désarticulés, ils se croisent sans jamais éprouver le besoin d’offrir le moindre sourire. Afin d’espérer l’amorce d’un sourire plusieurs séances chez l’orthophoniste s’imposent d’urgence et sans délais. Rassasié par ce bien triste spectacle, Félix décide d’abandonner un temps son poste d’observation car l’heure du repas vient de sonner. Et pour Félix, l’heure du repas c’est sacré. D’un pas lent mais déterminé, Félix saute du muret avec élégance malgré un certain embonpoint. Il longe avec discrétion le boulevard Longchamp et se dirige vers la rue Espérandieu. Félix emprunte un passage dérobé qui donne sur une petite cour intérieure où l’attend, comme tous les matins, Roberto.

— Bonjour mon chat. Où as-tu encore été traîné cette nuit ?

Et comme tous les matins, le même rituel recommence. Félix miaule mollement. Roberto a compris le message et lui prépare son repas avec soin. Le repas servi, Félix s’approche d’un air dédaigneux de son assiette puis fait demi-tour et s’en va. Roberto fait mine de ne s’apercevoir de rien. Félix revient sur ses pas, se lèche brièvement et se décide enfin à manger sa pâtée. Le repas terminé, il repart illico retrouver son poste d’observation. Tous les matins, c’est le même cirque à une différence près. Aujourd’hui, Roberto semble encore plus étincelant que d’habitude. Il ressert même un supplément à Félix mais Félix est déjà parti. Ce qui n’altère apparemment, en rien, la joie immense dont il semble enveloppé de la tête aux pieds. Une joie infinie qui le pousse à danser au milieu de la cour tout en balayant le sol encore humide. Ce n’est pas les quelques traces laissées par la pluie qui va gâter sa bonne humeur. A Marseille, le mauvais temps ne fait que passer et ne s’arrête jamais bien longtemps. Roberto est si heureux qu’il offre à chaque locataire de l’immeuble un large sourire assorti d’une dose d’humour. Il faut dire que ce soir, c’est spécial. Ce soir, c’est le grand soir. Ce soir, c’est la fête. C’est la fête des voisins. C’est Roberto qui régale.

Sans Roberto, rien n’aurait pu être possible car dans cet immeuble tout le monde est toujours d’accord sur tout mais personne ne fait jamais rien. Aussi lorsqu’il a proposé d’organiser une fête des voisins, tout le monde a été d’accord. Cela fait, maintenant, plus de deux mois, qu’il bataille jours et nuits pour que la fête soit parfaite. Il lui reste à vérifier deux ou trois détails afin de réussir son pari et de contenter l’ensemble des voisins. La
fête pourra alors commencer : Aïoli pour tout le monde et pastaga pour les autres. Tout un programme. Abandonné par Félix, Roberto s’offre une petite pause avant de continuer les préparatifs. Alors de sa fenêtre ouverte, il regarde la vie du quartier qui s’offre à lui. Avec son cortège de bars, de petites enseignes, de créateurs, son cinéma légendaire, l’avenue Foch est sans contexte l’avenue la plus vivante de Marseille. L’arrivée du tramway a renforcé son éclat et lui a même donné une seconde jeunesse. Il aperçoit même un bout de Notre Dame de la Garde. Devant tant de beauté, Roberto est obligé de fermer les yeux pour en apprécier toute sa puissance et surtout pour ne rien perdre de ce spectacle magnifique. S’il ne se retenait pas, si le temps ne lui était pas compté, il laisserait tout tomber pour monter là-haut et découvrir comment le ciel, le soleil, la mer et la ville se partage cet empire. Il adorerait rester là et contempler, un instant encore, au loin le balancement des voiles, la chanson des vagues ou les cris de la mouette rieuse. Ses pensées s’abandonneraient dans une insouciance presque totale, le temps n’existerait plus. Ce qui ne serait d’ailleurs pas très difficile dans la mesure où ici, l’imagination n’a presque plus rien à faire, la nature ayant déjà tout prévu. Roberto pourrait rester à la fenêtre des heures tout en s’inventant des histoires de marins pour les cent milliards d’années à venir. Il pourrait mais n’y fera rien. Roberto a une fête à préparer.

Il entend soudain la voix de Jeanne Aymard, la voisine du quatrième, qui fredonne un air d’opéra. Roberto n’est pas musicien mais a reconnu immédiatement et sans aucune hésitation l’air de Carmen. Au premier mot chanté, il sent des frissons lui monter à en avoir la chair de poule. Il faut dire que cette voix élégante, puissante sublime le transporte dans une semi-lévitation. Pour Roberto, une voix aussi suave, sensuelle et fragile est digne des plus grandes divas. Roberto est sous le charme, ce qui lui redonne de l’énergie à revendre pour se remettre au travail avec le plus beau des sourires.

Décidément que la vie est belle dans ce quartier. Et comme cette ville lui va bien.

Philippe Mialsoni